S’ils nous ont quittés un peu trop tôt (surtout le premier, une semaine après ses 60 ans), Brassens et Nougaro n’ont pas fini de nous enchanter, chacun à sa manière. Sète, Toulouse, ces enfants du Sud sont d’abord des hommes du monde, des esprits universels qui n’ont jamais gardé leur langue dans leur poche. Parus à l’automne 2019 sous la direction éditoriale de Jean-Paul Liégeois, ces deux livres réunissent différents propos des deux artistes, autant d’espaces de liberté, de pages gravement légères qu’on prend plaisir à feuilleter au gré de ses envies.

Cette nouvelle édition augmentée de Les chemins qui ne mènent pas à Rome de 2008 est établie et présentée par Liégeois lui-même (Georges Brassens, Je suis une espèce de libertaire – Brassens par lui-même - Le cherche midi). Dans l’avant-propos intitulé « Celui qui n’en pense pas moins », il rappelle quelques lieux communs ressassés à propos de Brassens et il écrit : « On comprend que la complexité du personnage et la richesse consécutive de ses œuvres ont dérangé et dérangent encore certains : ceux-là mêmes à qui Brassens a toujours aimé déplaire… On comprend moins que l’énergumène en question en gêne d’autres qui se sont autoproclamés ses laudateurs impénitents ou se prétendent “ses amis de toujours” : ceux-ci, sous couvert d’embaumement, n’ont eu de cesse de le banaliser pour mieux le priver de ses aspérités et de son authenticité… Peine perdue ! Georges Brassens n’a jamais été et ne sera jamais un simple artiste de variétés, jamais un chanteur ordinaire interchangeable avec un autre. » Soulignant, que Brassens avait selon ses propres mots « une éthique », Jean-Paul Liégeois nous propose près de 150 pages de citations souvent très courtes et classées en dix chapitres : « Moi, Georges Brassens – Être ou avoir ? – Rêver – Résister – Croire ou ne pas croire ? – Aimer – Gamberger – Lire, écrire – Chanter – Mourir. »
Cela commence au poil par « Si je n’avais pas de moustaches, je passerais inaperçu. » et jusqu’à la demande du chanteur d’être enterré sur la plage de Sète (avec un extrait de La Supplique), on découvre – ou retrouve – entre autres : « Je suis un vieux chat solitaire. », « Ce qui existe vraiment, c’est ce qu’on a à l’intérieur. Tout le reste est du vent. », « J’ai failli devenir communiste, j’étais fait pour ça. », « Vous me voyez en Rolls ? J’aurais l’air de quoi ? », « Si vous essayez de persuader un chat ou un chien que Dieu existe, il ne vous écoute pas… », « Ma vie privée ne regarde personne, même pas moi. », « La seule chose dont je sois sûr, c’est de mon ignorance. » Et deux petites dernières, très signifiantes sous leur modestie formelle : « Ceux qui disent que mes musiques sont toujours les mêmes… sont des connards. » et « On n’écrit pas une chanson pour être entendu, on l’écrit pour être réentendu. »

À la différence de son aîné, Claude Nougaro se veut poète. Et musicien. Accompagné de dessins et eaux fortes de Daniel Estrade, l’ouvrage conçu par Laurent Balandras s’intitule Claude Nougaro – Amant des mots (Le Castor Astral) et avoisine à son tour les 150 pages. Dans son introduction, Un recueil sauvage de la langue nougarienne, l’auteur souligne d’entrée de jeu : « Enfant des années 1930, époque où l’on soignait son langage, il a été éduqué par la lecture des classiques du XIXe siècle avec Charles Baudelaire et Victor Hugo pour chefs de file ; il a également été abreuvé par la poésie d’Arthur Rimbaud, de celle de Jean Cocteau et de Jacques Adiberti. De tout cela il a fait son miel pour s’inventer son propre lexique. » Évoquant en particulier l’importance du jazz et l’accent du Sud-Ouest, il conclut : « L’une après l’autre, les formules ici choisies et rassemblées racontent l’homme, le créateur, le philosophe à sa manière. Définitives, elles ne sont pas exemptes de contradictions, notamment quand surgissent des questionnements existentiels. Claude Nougaro s’y révèle avec la faconde qui est la marque si caractéristique de ses chansons. »
Pour être « sauvage », ce recueil comporte pas moins de 15 chapitres, titres de chansons explicités, de « L’enfant phare / L’enfance » jusqu’à « Tu verras / Etc. », en passant par – entre autres – « Vive l’Alexandrin ! / Les mots », « Le Jazz et la Java / La musique », « Le Cycle Amen / La foi », « Dansez sur moi ! / La scène, le public », « Les Craquantes / La femme », « Toulouse / La ville rose ». Ainsi l’homme à la plume d’ange nous confie-t-il* : « Chanter, c’est retrouver ma propre enfance. C’est me créer moi-même. », « Les mots m’incarcèrent et la musique me délivre. », « Ce qui swingue, c’est ce qui fait balancer l’âme et non pas le cul. », « J’adore Dieu et les maîtres, c’est pour ça que je ne suis pas anar. », « Un homme qui n’aurait pas de part de féminité, c’est un homme qui n’aurait rien à me dire. », « À Paris, on m’appelle Toulouse ; à Toulouse, on m’appelle Nougayork. » Et, une dernière qui offre une jolie transition/conclusion à cet article : « Quand on parle d’arbre, immédiatement, le chêne Brassens pousse. » CQTC.
* Les citations de Nougaro sont souvent plus longues que celles de Brassens, mais cet article vise à donner envie de découvrir en déflorant a minima.